Témoignage de Jean Laffargue

(in extenso)



Notre histoire



Aïn Franin: lien de notre mémoire collective



28 février 2003. Le ciel est bas et de gros nuages blancs s'accrochent aux puissantes antennes du Mont Chauve à Nice.
Je travaille devant mon écran d'ordinateur, en écoutant d'une oreille distraite les infos sur une chaîne américaine retransmise par satellite: une petite icône rouge s'allume en même temps qu'une voix féminine annonce:
- Vous avez des E-mail! :
C'est mon ami d'enfance "Josie." Elles créent un site sur Aïn Franin avec Monique Vicedo-Bertier et voudrait que nous lui apportions nos souvenirs de jeunesse.
Je dois donc quitter ce monde virtuel pour effectuer un voyage dans le temps quelque cinquante ans en arrière.
Je vais aller puiser mes souvenirs imprégnés de nature, de vérité, et pétris d'un sentiment d'invulnérabilité, aux sources même de ma jeunesse.
En toile de fond les balises des points cardinaux qui les canalisent: le soleil, la mer, la montagne, l'amitié. Tout comme la famille Fernandez, nous étions quatre frères et sœurs chez les Laffargue.
Mon frère Pierre, le plus doué manuellement de toute la bande qui, bien naturellement, occupait le poste de Président du "Carrucha Club.": son activité consistait à réparer les vélos des uns et des autres.
Ma soeur aînée "Ninou" : qu'elle me pardonne mais je n'ai d'elle que peu de souvenirs de cette époque qui doit se situer entre les années 1952 et 1960.
C'était souvent Josie, que je considérais comme ma soeur, qui était près de moi, dans les moments difficiles. Une première fois lorsque au cours d'une baignade au petit port, j'avais failli me noyer, une autre fois, lorsque blessé à la tête, elle s'empressa de me conduire chez elle ou sa mère, affolée, me posa une bande tout autour de la tête. Et enfin Maryvonne la plus jeune dont l'activité principale consistait, un peu comme pour moi d'ailleurs, à essayer de suivre les plus grands.
Nos parents partaient à Oran le matin et ne rentraient que le soir souvent tard.


M.Mme Laffargue et une de leurs petite fille


Nous étions donc livrés à nous-mêmes toute la journée, mais sous la surveillance de Rosalie, notre "bonne". C'était une figure d'Ain Franin et sans doute un peu notre ange gardien. Elle faisait régner la loi au cabanon à grands coups de balais, d'espadrilles, voir de pataugas. Il est vrai que Rosalie avait un handicap pour imposer son autorité: elle pesait une centaine de kilos et ne dépassait guère le mètre-cinquante! La ruse était souvent l'une de ses tactiques favorites pour s'imposer auprès de nous: nonchalante, elle feignait de balayer pour nous surprendre et nous asséner de violents coups de balai. Mais prudents et les sens en alerte, nous l'étions toujours lorsque nous avions fait une bêtise, nous détalions comme des gazelles à la moindre de ses attaques. Cela ne l'empêchait pas pour autant de nous poursuivre sous une pluie de chaussures et d'injures. Parfois il nous fallait aller récupérer ces mêmes chaussures dans la haie de Miauporums (orthographe non garantie) qui ceinturait le cabanon.


Rosalie, Pierre et Juanico


Le soir, dès l'arrivée de nos parents, ses rapports (en espagnol) nous faisaient moins rire surtout moi qui n'en manquais jamais une.
- Juanico, muy malo, muy malo !!!


Rosalie et Jean


Néanmoins, elle était toujours là pour nous faire déjeuner, nous préparer le goûter. Mon préféré était composé de pain, d'huile d'olive et de sucre. Dès que nous avions l'autorisation de nous lever après la sieste, nous trouvions toujours nos espadrilles ou tennis tous passés au blanc d'Espagne.
Nous n'avions jamais un sou en poche. Nos jeux étaient pour la plupart issus de nos fertiles imaginations. Deux boîtes de conserves vides et un long fil de pêche pour les relier entre elles et nous inventions le téléphone. Certes nous n'étions pas des "Graham Bell" et nous étions loin du téléphone cellulaire, mais cela suffisait à nous faire passer de très bons moments.
Bien sûr nos jeux n'étaient pas toujours irréprochables.
La chaleur était souvent accablante sur la grande esplanade et quand le sirocco s'en mêlait, soulevant des nuages de sable tourbillonnant, la soif nous desséchait la gorge. Alors quand un camion de boisson venait livrer le restaurant des "Freynet", la tentation était trop forte. Nous attendions qu'il passe devant la villa des Fernandez. Il y avait là un virage serré et étroit ce qui obligeait le camion à ralentir. Puis cachés derriére le camion pour ne pas être vus du conducteur nous le délestions de nombreuses bouteilles de Coca-cola ou limonade que nous nous empressions de camoufler dans les broussailles en attendant de les consommer.
Nous poussions même certaines fois le vice, lorsque nous étions bien sûrs de ne pas être démasqués, jusqu'à saluer le conducteur à son retour, assis sagement comme de bons petits anges sur le bord de la route.
Nous avions aussi le sens du recyclage. Avec les capsules de ces même bouteilles nous jouions des aprés-midi entières au "tour de France" après en avoir dessiné la carte sur une dalle en béton à l'aide d'un bout de craie. C'était nos Nitendos, nos Game boy à nous!!!
Si la fuite faisait partie de notre système de défense la plupart du temps, la ruse pouvait considérablement en augmenter les chances de réussite.
Je citerai un autre souvenir qui en illustre parfaitement l'exemple. Nos pères partaient souvent ensemble à la pêche ou à la chasse.
Avec André, dit "Bol-bol", "Cabolo" ou encore "Bolbacet", nous attendions avec impatience leur départ pour emprunter une voiture et aller nous balader sur les pistes poussiéreuses d' Aïn-Franin.
Je rappelle que nous n'avions qu'une dizaine d'années.
Malheureusement un jour, le père d'André revenu un peu prématurément nous surprit à bord de sa magnifique "Abeille" pas loin de sa villa.

Jean Laffargue, son père et son Grand père


Nous n'avions plus qu'une dizaine de mètres à parcourir pour ranger le véhicule. Devant la fureur de son père et craignant l'inévitable raclée, André ralentit la voiture et frein à main légèrement serré, s'éjecta du véhicule alors qu'elle continuait à rouler lentement. Il ne lui laissait ainsi pas le choix. Il lui fallait d'abord arrêter la voiture avant de nous "pincer". Entre temps nous étions déjà planqués derrière la villa des Freynet d'où nous parvenaient malgré tout ses menaces qui nous faisaient froid dans le dos:
- Bande de crapules, je vais vous couper les oreilles en pointe !!!
La plupart de nos jeux étaient cependant beaucoup plus sages. Ils étaient souvent mis au point et réglementés par mon cousin Jean Claude Mugnier, aidé parfois de Monique Vicedo, sa cousine.
C'était aussi l'organisateur de nombreux matchs de boxe.
Il était également mon manager pour m'entraîner et me faire combattre contre Bol bol. Nous n'étions que deux dans notre catégorie et les matchs étaient donc fréquents entre nous. Le vainqueur était désigné au grè des humeurs de mon cousin, bien plus que par nos propres performances.
Henri Fernandez, lui, était le champion de la pêche au harpon. Les mérous d'une vingtaine de kilos faisaient partie de ses prises habituelles. Il n'était pas rare de le voir arriver, du haut de la route bordée de pins, conduisant fièrement sa mobylette avec deux mérous suspendus au guidon et dont les queues traînaient sur la route.
Les mauvaises langues disaient qu'il était "fanfaron" ou "golfo".
Nous l'étions tous plus ou moins mais lui en avait les moyens: il a été, en plus, un des premiers de la bande à avoir eu brillamment le Bac, me semble-t-il.
La plupart du temps nous savourions tous ensembles ces énormes poissons, cuisinés par Madame Fernandez ou Rosalie.
Chez les Laffargue, une longue table était dressée, sous les pins peuplés de cigales, juste derrière la véranda.
Lorsque l'un de ces gargantuesques repas se deroulait chez les Fernandez, le père Fernandez nous exhortait toujours à bien finir nos plats, nous assommant de dictons dont il avait le secret:
- Allez les gosses, c'est à table qu'on voit les feignants!
Jo Estève, lui, était le roi du braconnage. Collets, cages voleuses, "staks" (lance-pierres) pièges, glu, faisaient partie de sa panoplie d'armes favorites. J'ai souvent entendu mon père, le père Fernandez ou Mugnier le soupçonner de passer avant eux vérifier leurs collets!!!!!!
Bien sûr je ne peux oublier Pierre et André Freynet, malheureusement décédés aujourd'hui.
Le décès d'André a été le premier que nous ayons eu à déplorer et qui nous a tous beaucoup ébranlés mais sans doute aussi encore plus soudés.
Pierre lui est parti aussi. Sa vie s'est arrêtée brutalement sur une route de France, sans doute au cours d'une virée entre amis. Il a toujours eu une insatiable soif de vie et vivait perpétuellement à cent à l'heure.
Sans doute Monique Vicedo réservera-t-elle une petite place sur son site à leur mémoire.
Enfin, Marc Freynet le plus jeune avec qui j'ai aussi partagé de grands et bons moments de jeux.
Je n'oublierai pas les frères Billault : Roland dit "Le professeur" le plus érudit de la bande et son frère Gérard. Ils ne vivaient pas avec nous mais nous rejoignaient presque tous les dimanches. Nous étions tous très heureux de les voir arriver avec leurs parents à bord de leur rutilante 4 chevaux.
Mon cousin René Mugnier venait aussi parfois passer ses vacances chez nous. Nous l'accueillions toujours avec beaucoup de plaisir. C'était un comédien né. Toujours un peu cascadeur.
Un matin, au cours d'une baignade et à la suite d'une chute sur la pente glissante du petit port, il s'était cassé une dent. Craignant des représailles de la part de mes parents, un scénario fut élaboré et rapidement mis au point.
Nous avions tous très envie, comme par hasard ce jour-là, d'une salade de tomate copieusement garnie pour déjeuner. Ce que Rosalie nous fit tout en rechignant devant une telle unanimité à laquelle elle n'était guère habituée. Alors que nous nous délections de cette bonne salade et après de nombreuses oeillades de connivence, mon cousin se leva d'un bond pour se précipiter vers la haie de Miauporums en se tenant la bouche et en crachant. Le comédien, au sommet de son art, venait d'entrer en scène. Il fut si convaincant que Rosalie, certes un peu affolée, dut se rendre à l'évidence : René venait de se casser une dent avec une olive !
Le soir elle fit son rapport à mes parents, évitant ainsi de nous justifier nous-mêmes, et échapper à toute réprimande.
Je pense que mes parents furent tout de même un peu sceptiques :
- Comme on connait ses saints on les adore, avaient-ils coutume de dire !
Je ne terminerai pas l'évocation de certains de ces souvenirs sans parler de notre fête du 14 juillet qui constituait une des plus belles journées et soirées de nos vacances d'été.
D'abord parceque ce soir-là nous avions l'autorisation de veiller plus tard.
Dès le matin, " jaqueca " comme nous savions l'être quand nous désirions quelque chose, nous persécutions nos parents pour qu'ils nous ramènent lampions et bougies pour la fête.
Le soir après le diner, c'était enfin le départ vers le Petit Port.
Nous formions un véritable essaim de lucioles et les clameurs de nos chants recouvraient, pour une nuit, le hurlement des chacals dans la forêt au pied de la montagne des lions.
Les lueurs de nos lampions se mêlaient aux scintillements des étoiles, sous l'immense voûte céleste, nous emplissant d'un sentiment de plénitude et de bonheur.
Nous étions vraiment heureux et les années passées à Aïn-Franin ont été certainement pour la plupart d'entre nous les plus belles de notre vie.
Voilà donc une sorte de mosaïque de quelques-uns de mes souvenirs de jeunesse à Aïn-Franin.
Sans doute le temps les a-t-il façonnés en gommant quelque peu " les nuages gris " pour les embellir et ne laisser ressurgir du fond de ma mémoire que les plus beaux.
Cependant je suis sûr qu'ils témoignent parfaitement de " nos vérités " telles que nous les avons vécues tous ensembles.


Cette fresque de souvenirs et d'amitié restera à jamais gravée dans ma mémoire.



Jean Laffargue
" Juanico"