Témoignage de Françoise Nal-Cirera
Février 2005
-1885
- José Antonio CIRÉRA a quinze ans. Il vit à Ragol, minuscule village blanc écrasé de soleil au bord du Rio Andarax. Son père exploite une mine de sable qu'ils vont vendre jusqu'à Almeria. Les livraisons se font à dos de mulet par les mauvais sentiers de la Sierra de Gador. La vie est rude mais saine. Elle est plus difficile à la maison, José Antonio n'avait que 15 mois quand sa mère est morte, son père est remarié, les relations sont tendues entre le jeune adolescent et sa belle mère. Après le travail, José Antonio s'évade. Sur la Place du village, dans la fraîcheur du soir, les hommes parlent de l'Algérie, là bas de l'autre côté de la mer. Certains y sont allés, ils parlent d'une vie nouvelle, de terres riches... ils rêvent !
Un soir, José Antonio part sans prévenir son père. Il se joint à un groupe d'hommes qui ont décidé de tenter l'aventure. Il connaît bien les sentiers qui mènent à Almeria. Une barque les attend (un habitué... un passeur ??). La Méditerranée est belle, ces hommes voguent durant deux jours vers leur avenir, là bas...au Sud... en face... ORAN !
La traversée est facile, le marin est expérimenté, il sait où il va. Dans la nuit, la côte sauvage approche, on aperçoit des rochers bruns très découpés et la masse sombre d'une montagne qui les domine. Mais la barque oblique et se dirige vers l'Ouest, elle longe des criques qui paraissent accueillantes au pied d'une longue falaise blanche. Le jour se lève et la baie d'Oran s'offre aux arrivants. La ville dort encore au pied de la colline sur laquelle veille déjà la Vierge de Santa Cruz. Le débarquement se fait discrètement, une crique, une grotte, une source... c'est la Cueva del Agua.
Les hommes sont fatigués mais ils doivent continuer toujours guidés par le marin, et marcher, remonter le sentier d'un long Ravin Blanc étagé de cultures jusqu'à cette ferme sur la route qui mène au port.
Les fermiers sont accueillants, la soupe est bonne et ce soir la paille sera douce.
Dès le lendemain, des charrettes doivent partir pour Sidi Bel Abbès où le village espagnol attend les arrivants.
José Antonio est fatigué, les fermiers l'observent, il est le plus jeune, il est encore petit et chétif, la vie est rude au Sud, la supportera-t-il ? Ils ont besoin d'un garçon de ferme et ils lui proposent de rester chez eux.
La ferme est riche, l'eau coule d'une source claire dans le ravin au dessus d'une cressonnière, José Antonio travaille dur et gagne bien sa vie. Il a grandi et forci, c'est un homme maintenant, capable d'assumer ses erreurs. Il a fait écrire à son père, il lui a envoyé ses économies et il l'a convaincu de venir s'installer en famille à Oran.
Mais il reste indépendant, il vit dans la ferme de la Route du Port au dessus du Ravin Blanc. Il a mis à profit ses moments de liberté pour descendre vers cette mer qui l'attire, vers ces criques qu'il découvre les unes après les autres et qui s'appellent peut être déjà la Tejera, les Genêts, Canastel …, il aime nager, pêcher, plaisirs inconnus à Ragol !
A la ferme, vient souvent un vieil indigène qui apporte ses légumes, le fermier les vend avec les siens au marché de Bastrana. Il arrive en charrette, il vient d'Aïn Franin, il parle des bois de pins, des sources et il entraîne José Antonio à la découverte, par l'intérieur, de cette côte sauvage qu'il avait observée depuis la barque venant d'Andalousie.
Il a maintenant une charrette et un cheval et dès qu'il a un moment de liberté, José Antonio part sur le plateau aride parsemé de palmiers nains, Gambetta, Fernanville, Canastel, arrêt au Belvédère et la route plonge vers Aïn Franin, ses arbres, sa fraîcheur et son ami qui l'accueille.
Les années passent, il épouse Rosalia. Les fermiers ont pris leur retraite et ils lui ont laissé la ferme en métayage. Ses onze enfants y naissent de 1902 à 1918.
1912 François Cirera et sa famille
Il travaille dur mais il peut régulièrement s'évader et il va alors passer quelques jours à Aïn Franin. Dès qu'ils sont assez grands, ses fils l'accompagnent.
-1920
- François (mon père) a 4 ans, il va faire ce premier voyage dont son père et ses 3 frères parlent si souvent. Pour la première fois, ils ne resteront que 2 jours et seront hébergés dans une maison du hameau. 2 jours de bonheur, de contact privilégié et inhabituel entre le père et son plus jeune fils, 2 jours de promenade sous les pins, de baignade et de pèche … et quelle fierté de ramener à la mère ses premiers poissons.
L'escapade est devenue régulière, les autres garçons sont grands et travaillent à leur tour à la ferme, José Antonio est fatigué, il part souvent avec François et
Aïn Franin est toujours le but de leurs longues sorties. Ils ont pris l'habitude de s'installer dans une grotte dès qu'il fait beau, dans une maison amie quand le temps est moins clément. Le père se repose, le fils se baigne et pèche, la vie est belle !
-1926
- José Antonio meurt brutalement des suites d'une opération. François a 10 ans, Rosalia doit assumer seule la gestion de la ferme, la vente des légumes… elle le met en pension à Bouisseville chez les pères salésiens de St Augustin. La vie paraît insupportable à l'enfant et le soir dans son lit, il pleure et il rêve … de pins, de sources, de mer.
Certificat d'Etudes en poche, François revient à Oran, il travaille, suit des cours du soir chez Pigier mais ses moments d'évasion ont toujours le même cadre.
Seul ou avec quelques copains, en bande avec les amis du Crédit Lyonnais, en famille pour des Mounas de Pâques … direction Aïn Franin, sa mer et ses pins.
François Cirera sur les rochers
1935 François et ses copains
1935 François à Aïn-Franin
François avec deux amies
1937 François avec ses copains
Service militaire à Angers, immédiatement suivi de la guerre de 39, capture par les allemands, évasion et traversée de la France occupée, zone libre et retour en Algérie fin 1940 et retour avec bonheur dans ses coins préférés..
-1942
- Il retourne en France épouser Paulette. Ils reviennent s'installer à Oran et il lui fait découvrir la côte. Le vélo est leur moyen de déplacement favori mais la remontée d'Aïn Franin est toujours rude.
- Fin 1942, Françoise a 8 jours quand son père est remobilisé, la guerre reprend. François part jusqu'en Octobre 1945 - Tunisie, Italie, France, Allemagne.
-1946
- La vie reprend ses droits. La semaine de travail est longue, du Lundi au samedi soir mais le Dimanche en famille est sacré et les sorties dominicales ont souvent le même but : Canastel, la Montagne des Lions, les pins d'Aïn Franin en hiver, les criques d'Aïn Franin à Kristel dès que la température de l'eau permet la baignade.
François aime la pèche, en barque avec ses amis du petit Port, seul en plongée sous marine, les enfants suivent rapidement.
Les enfants
Quelques images s'imposent à moi si fort que j'ai l'impression d'en avoir vu des photos :
- C'est le printemps, je cueille des " monjas " pour en faire un petit bouquet court (comme ceux de violettes) pendant que mon frère " casse " le cheminement des chenilles processionnaires sous les pins.
- Nous préparons Noël et nous allons avec Papa ramasser un pin pour décorer la maison, nous le sélectionnons longuement et nous en choisissons toujours un qui pousse de façon désordonnée dans le sous bois.
- Nous avons ramassé quelques oursins, installés dans un panier d'osier. Mon petit frère (18 mois) est monté sur une chaise de toile … patatras … front en avant dans le panier d'oursins ! soir après soir Maman a enduit ce petit front de pommade et a travaillé à la pince à épiler !
- Miss, le fox terrier ou Mickey le griffon aboient et tournent vivement autour des petites raies électriques que Papa et mon frère ont ramenées sur la plage.
Ma famille
- Papa est parti pêcher avec un ami du petit Port et nous a laissés (Maman, mes deux frères et moi) jouer dans le bois derrière l'hôtel Jeanne d'Arc. L'après midi est fini depuis longtemps, le soir est tombé et ils ne sont toujours pas revenus. C'est le printemps mais les nuits sont fraîches et nous nous réfugions dans l'hôtel où nous sommes gentiment accueillis. Ils ne sont rentrés qu'à 22 heures.
- C'est la fin de l'été, il fait encore très chaud, nous sommes venus nous promener autour du grand bassin, Maman est appuyée sur le mur, elle apprécie la fraîcheur du coin qui la soulage … ma jeune sœur est née le lendemain.
Premiers pas de Séverine
- Nous pique niquons au dessus de Mon Rêve, un poulet à la frita … nous avons oublié le pain ! Avec mon frère nous allons au café du coin puis jusqu'au petit port. Nous avons bien marché ce jour là, personne n'a pu nous dépanner !
Un pin
Que de souvenirs ! Hélas peu de photos …on pensait bien y revenir toujours !
-1961
- Cet été là, François a trouvé à louer une petite maison à Mon Rêve. Je crois me souvenir qu'il s'agissait de la dernière sur le chemin au dessus de la mer. Juste après la maison, il y avait une grotte pleine de chauve-souris.
Un mois complet tout au bord de l'eau à nager, à plonger, à chasser le crabe ou le poulpe, à pêcher.
Chasse aux crabes
Partie de pêche au harpon
François a amené son petit bateau de bois verni, que l'on remonte tous les soirs sur la pente bétonnée du garage à bateau.
La sieste sur la chaise longue sous les arbres, un énorme figuier et, il me semble, un tamaris, du coin de l'œil je surveille, tout en lisant, le caméléon immobile et dont la langue fulgurante attrape une mouche.
Quand François, mon père, est à Oran (et oui la sévérité espagnole envers les filles !), ma voisine m'entraîne avec sa bande de copains, je ne connais que Jacqueline AGUILERA (je crois) qui a été à Ali Chekkal avec moi, l'ambiance est sympa, musicale, de temps un temps l'un ou l'autre des garçons emprunte le bateau à moteur de son père pour des balades vers Kristel.
En famille
Les soirées sur la terrasse au bord de l'eau, l'éclairage est moderne à l'aide de batteries que François ramène à Oran pour les charger car lui n'a pas pris de vacances.
Vacances interrompues quelques jours avant la fin Août car je me suis blessée en remontant le bateau, juste un gros bleu sur le tibia …qui dégénère en hématome infecté … risque de septicémie, fièvre à 41, je suis furieuse et les autres aussi ..retour à la maison-piqûres, ponctions, et fin des vacances !
Nous sommes retournés tous ensemble à Mon Rêve en Avril 1965, lors de mes dernières vacances à Oran.
Tout était abandonné, vidé. De nos images, il ne restait que les rochers et la mer.
Ce jour-là nous avons fait un feu dans les rochers pas loin de l'eau et nous avons rôti un polet à la broche.
Puis nous nous sommes assis tous les six face à la mer.
"José Antonio était venu d'Almeria par la mer, la mer a été notre chemin pour arriver à Marseille ".
Au bords de l'eau
1965, notre dernier jour à Aïn-Franin
Françoise NAL-CIRERA, 7 Février 2005
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